La bourgeoisie intellectuelle, ça existe encore : le cas d'une héritière.

Publié le par Rehan



Le texte qui suit est un extrait d'une enquête de sociologie menée à l'ENS-LSH en 2005, sur les lecteurs d'Harry Potter. Une étudiante en sociologie, normalienne à Lyon, réalise un entretien à Paris avec une lectrice de 15 ans, appartenant à l'élite intellectuelle parisienne. Le constat sociologique m'a surpris tant il donne raison à Bourdieu. Transmission des capitaux culturels, endogamie, habitus légitime, tout y est... On dirait une caricature, et c'est pourtant la réalité.

Voici les notes introduisant l'entretien, rédigées par l'étudiante, qui bien sûr appartient elle aussi à cette élite.

(C'est un peu long, si ça vous saoûle, il suffit de... ne pas lire!)

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Notes ethnographiques


 

               Hannah  a 15 ans et est en seconde « classe européenne » au lycée Louis-le-Grand.


               Son père a intégré l’ENS de Fontenay Saint-Cloud en philosophie. Une fois agrégé de philosophie, il a réussi le concours de l’ENA puis a exercé plusieurs postes à haute responsabilité dans le domaine de l’administration culturelle, tels que la direction du CNC ou de France Télévision. Il est actuellement directeur d’une chaîne de radio culturelle. Son père était chercheur en physique et sa mère institutrice.

               La mère d’Hannah est professeur d’hébreu à l’ENS Ulm. Son père état dentiste et sa mère femme au foyer. Je n’ai pas plus de renseignements sur les études et la famille de la mère de l’enquêtée, car elle n’a pas pu m’en fournir davantage. Au contraire, elle ne connaissait les professions d’aucun de ses grands-parents. C’est son frère qui m’a renseignée.

               Hannah a un frère de 22 ans, Martin, élève à l’ENS Cachan en économie, et une sœur de 19 ans, Laure, qui fait des études de cinéma.

               La famille est juive pratiquante. Ils habitent un grand appartement dans le 5ème arrondissement de Paris, près de Port-Royal. Le salon est rempli de bibliothèques où alternent « beaux livres » sur des sujets variés, avec une dominante cinématographique, et romans. Le couloir qui ouvre sur les chambres est bordé d’étagères pleines de DVD, de L’Age de Glace aux grands classiques.

               Je connais assez bien Martin (nous étions dans la même classe préparatoire) et étais déjà venue quelques fois chez lui, mais c’était la première fois que je rencontrais Hannah. Cependant, lorsque  je lui ai laissé un message lui expliquant mon souhait de réaliser un entretien avec elle sur le thème d’HP, elle m’a rappelée le jour-même, a accepté d’emblée et s’est montrée totalement disponible.

               Hannah est une très bonne élève et une grande lectrice et amatrice de cinéma. Elle lit surtout des romans, et en particulier des séries de romans, surtout de la littérature jeunesse mais pas seulement : elle est en ce moment en train de lire le témoignage d’un jeune enseignant en ZEP. Ses goûts cinématographiques sont très légitimes, surtout compte tenu de son âge : elle cite dans ses films préférés Edward aux Mains d’Argent comme La Vie est Belle de Capra (« pas le récent, hein »). Elle est abonnée à Première et Phosphore et consulte souvent Télérama pour « se faire une idée ». Elle est extrêmement au fait de l’actualité culturelle parisienne, non seulement grâce aux commentaires de ses parents mais en raison de ses prises de renseignement personnelles (quand je discutais ensuite avec son frère d’une nouvelle mise en scène de Caligula par Charles Berling, elle m’a interrompue pour donner son avis car elle en avait entendu parler à la radio). Elle fait du tennis, du violon et du théâtre (avec sa cousine, elles font partie d’un club de théâtre en anglais à Montreuil qui, cette année, monte Le Songe d’une Nuit d’Eté).

               L’entretien a eu lieu un Dimanche après-midi, dans la chambre d’Hannah. Il a été interrompu deux  fois par son chat et une fois par son frère, venu me dire bonjour. Malgré une durée plutôt courte (1h05), l’entretien est assez riche car Hannah est une fan inconditionnelle d’HP et avait un certain nombre de choses à dire. Après des débuts un peu timides, où elle m’a demandé si elle devait me vouvoyer ou me tutoyer et bafouillait un peu, elle s’est mise à parler volontiers de son sujet de prédilection et je n’ai pas eu à faire énormément de relances. Elle a même, au fil de l’entretien, commencé à m’interrompre fréquemment et à rire de temps à autre. Par contre, Hannah a un léger bégaiement, que je n’ai pu retranscrire, mais il faut savoir en lisant l’entretien que les échanges étaient parfois un peu moins fluides qu’il n’y paraît. J’ai effectué cet entretien une semaine après celui de Cécilia, et ma connaissance de la grille était meilleure : je m’y suis donc à peine référée, ce qui a pour conséquence un enchaînement peut-être plus naturel des questions, mais explique aussi que j’en ai oubliées quelques-unes (d’autant plus que le temps imparti était limité car la mère d’Hannah, soucieuse que sa fille révise ses contrôles pour le lendemain, nous avait recommandé de ne pas dépasser une heure d’entretien). En particulier, je n’ai pas posé les questions sur les acteurs de façon systématique, car les réponses d’H aux questions précédentes prouvaient déjà qu’elle les connaissait bien, et j’ai un peu amputé la liste des personnages à décrire. J’ai préféré passer du temps à la relancer sur les thèmes des forums, par exemple. Enfin, s’il y a quelques données de l’analyse ou du tableau qui n’apparaissent pas dans l’entretien (en particulier la mention d’un séjour dans un college anglais), c’est qu’elles proviennent de la conversation informelle avec H et son frère qui a suivi l’entretien.


Découverte d’HP, parcours de lecture et de visionnage           

                        Hannah a découvert HP par les livres, dont elle a lu chaque tome dès sa sortie, c’est-à-dire avant que le livre soit devenu un grand succès. C’est par le biais familial qu’elle en a entendu parler. Sa mère a joué un rôle très important dans cette découverte puisqu’elle lui a acheté le premier tome et lui a lu, ainsi que le second. Hannah a lu le troisième et le quatrième elle-même dès leur sortie. Son goût déjà prononcé pour HP s’affirme de plus en plus, le trois constituant manifestement un tournant au cours duquel elle passe de lectrice assidue à fan. Ainsi, pour l’achat du tome 4 elle décide de le commander sur Internet afin d’être sûre de le lire le plus tôt possible. Cela correspond aussi à une évolution vers une plus grande autonomie (elle a alors 10 ans). Pour le tome 5, sa hâte de le lire est encore plus grande, à tel point que sa mère le lui achète en anglais et le lui lit en traduisant au fur et à mesure. Enfin, en 2005 elle décide d’acheter le tome 6 en anglais et de le lire elle-même directement en version originale.

               La lecture se fait à chaque fois extrêmement rapidement, en un jour et demi pour les trois derniers en version française. En effet, Hannah a racheté les tomes 5 et 6 en français dès leur sortie pour « mieux comprendre » et « varier ». Elle a également acheté le tome 3 , son préféré, en anglais, et a tenté de comparer minutieusement les traductions. Elle a donc les six tomes en français et trois en anglais. Le fait de les posséder était essentiel pour elle afin de « les avoir toujours sous la main » si elle en avait « besoin ». Ils sont rangés en évidence dans sa bibliothèque. La langue anglaise est une des passions d’Hannah, qui a voulu entrer en classe européenne pour bénéficier du voyage d’une semaine organisé dans un collège britannique et souhaite faire ses études à Londres. Cette passion semble avoir été éveillée et entretenue par HP : ainsi, partir dans un « college » était un rêve car « c’est comme à Poudlard, tu te rends compte ? ».

               Hannah a relu chaque tome de nombreuses fois, afin d’accumuler les indices pour bâtir ses théories (cf plus loin). Elle n’a jamais lu la fin avant le début, car cela irait à l’encontre de son plaisir de lectrice-enquêtrice qui est d’essayer de deviner cette fin au fur et à mesure qu’elle avance dans le roman. Elle ne revisionne pas systématiquement les films déjà existant, avant la sortie du suivant, pour « réviser ». Par contre, elle relit avant la sortie de chaque film le livre correspondant, afin de comparer.

               Elle a vu chaque film au moment de leur sortie, une fois ou deux, selon plus des concours de circonstances qu’une réelle volonté, sauf pour le 4, son préféré, qu’elle a vu en avant-première grâce à son père et a revu ensuite avec une amie. Elle les a vus en VF ou VO selon les circonstances également, mais marque une préférence  maintenant  pour la VO. Elle possède tous les DVD, qu’elle visionne de temps à autres.

 

Du livre au film

              Au début, Hannah n’était  pas trop pour l’adaptation cinématographique d’HP, dans la mesure elle savait que cela allait « casser sa vision du livre » mais, finalement, elle les a trouvés « plutôt bien ». Cette appréciation m’a surprise, car je m’attendais, vu son degré d’attachement aux livres, à la voir les sacraliser. Au contraire, son jugement de cinéphile semble empêcher un tel processus. Ainsi, elle dit préférer les films 3 et 4 car leurs réalisateurs (dont elle connaît les noms et la filmographie, comme pour tous les acteurs d’ailleurs) prennent davantage d’initiatives, font un vrai « travail », tandis que les 1 et 2 ne sont « que » fidèles aux livres. Elle approuve même les changements scénaristes opérés par Alfonso Cuaron car ils rendent l’histoire plus « cohérente ».

               Les acteurs choisis lui plaisent dans l’ensemble beaucoup, surtout celui qui joue le personnage de Rogue, dont elle a été voir de nombreux films depuis. Elle ne suit pas beaucoup les nouvelles « people » les concernant « ça m’intéresse pas » mais s’intéresse de près à leur carrière.

 

Le goût de l’enquête

               La passion d’Hannah pour HP tient à plusieurs raisons : elle aime les univers magiques et fantastiques (Tim Burton), elle trouve qu’il y a beaucoup d’humour (surtout dans les relations entre les enfants) et, surtout, elle adore le côté « saga » haletante qui lui permet de se livrer à un travail de détective pour bâtir des « théories » sur les évènements à suivre.  Pour cela, elle relit attentivement les tomes, si possible dans les deux langues, afin d’accumuler des indices. Surtout, elle fréquente beaucoup les sites Internet comme le Lexicon et les forums, comme celui de la Pensine. Sur les sites, elle recueille des renseignements, non seulement sur l’aventure centrale de la saga mais même sur des « détails » de l’univers créé par J.K.Rowling. Sur les forums, elle discute avec d’ « autres » fans pour confronter les théories. Elle ne raisonne pas seulement à l’intérieur du livre mais aussi en se projetant à la place de l’auteur, qui « peut » ou non faire certains choix (cf mort d’HP), en fonction notamment de la contrainte du public.

               Si les tome 3 est son préféré, c’est parce que c’est là que se noue l’intrigue qui va se dérouler au fil des tomes suivants, sur le thème de la prophétie.

 

Etre fan 

               Hannah s’auto-proclame « fan » et reconnaît plus ou moins l’existence d’une communauté. Elle n’a participé à aucun événement publicitaire organisé autour de la sortie des livres ou des films, car « il y a trop de monde », mais regrette un peu de ne pas avoir été aux rendez-vous des fans organisé par Poudlard.org. Même si les fans qu’elle croise sur les forums HP sont souvent les mêmes, elle ne parle avec eux que de HP et ne les connaît pas en-dehors. Elle accepterait volontiers de les rencontrer mais ne lancera pas l’initiative d’elle-même. Elle a écrit une suite des aventures d’HP qu’elle a montré à quelques personne du forum mais qui n’est pas aboutie et qu’elle n’a pas souhaité me montrer.

               Elle ne possède aucun des produits dérivés « ah non ! », sauf un jeu de société qui lui a été offert. Devant son indignation, j’ai cru qu’elle réprouvait ces comportements de « fan extrémiste », mais il semble en fait qu’elle ne s’intéresse pas aux traitements non-artistiques de HP. Si elle ne s’intéresse pas au côté people des stars, ce n’est pas du tout dans un souci de garder l’illusion puisque elle suit leurs autres films de près. Le « légitimisme » qui accompagne toute sa pratique de fan connaît quelques failles : elle avoue avoir envie d’écrire aux acteurs, « rien que pour avoir leur signature, c’est déjà bien ». Hannah montre une relative fierté d’ « experte » sur HP : elle se vante de pouvoir réciter les titres de tous les chapitres d tome 3 dans l’ordre.

               Hannah semble avoir des comportements de « fan » plus modérés vis à vis d’une autre série de livres, les Désastreuses Aventures des Orphelins Baudelaire, et par rapport au réalisateur Tim Burton, dont elle a des portraits, des affiches de films, le roman, et une marionnette de M. Jack dans sa chambre. Pour autant, aucun de ses engouements, même le second, portant très visible,  ne donne lieu à autant de recherche Internet qu’HP.

 

Hannah, le lycée et HP

               Hannah dit spontanément aimer le fait qu’HP « grandisse avec elle », mais ne parle pas souvent, finalement, des histoires « lycéennes » d’HP. Les scènes d’amourette la font rire, ainsi que certaines scènes scolaires, surtout dans le film : par exemple, le moment où le professeur Rogue reprend trois fois de suite Harry et Ron pendant l’étude. Mais son intérêt porte de façon évidente bien plus sur le combat face à Voldemort et sur les personnalités controversées comme celle de Rogue. Pour autant, elle dit aimer Ron et haïr Malfoy car ils lui rappellent des gens de sa classe qu’elle aime ou non. Elle analyse les relations du trio non en termes de « l’amitié garçon fille, bla bla bla » mais en les rapprochant du trio héroïque de Star Wars.

               Elle partage son goût pour HP avec quelques amis et surtout amies, avec qui elle va par exemple voir les films, mais n’en parle guère avec eux, préférant en parler aux « spécialistes » des forums.


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Remarques :

- Le seul grain de sable dans cette belle caricature n'est autre que... la consommation d'un bien culturel aussi peu légitime qu'Harry Potter par l'adolescente - et cela représente une problématique sociologique. Certes le bien consommé est peu légitime, mais le mode de lecture n'est-il pas déjà " intellectuel " ?

- Son enquête amène l'enquêtrice normalienne à conscientiser le poids de sa propre socialisation. Cette conscientisation constitue selon moi un objet sociologique majeur : quelles sont ses conséquences ?



Publié dans Divers

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