Debord raconte Sarkozy et Vaneigem soutient les casseurs

Publié le par D i s s i d e n c e

Debord raconte Sarkozy

 
  En 1988, Guy Debord pointait déjà de son doigt majeur la sélection et la falsification opérées par le pouvoir spectaculaire des événements historiques à portée subversive. Les extraits qui suivent, tirés des paragraphes VI et VII des Commentaires sur la Société du Spectacle, permettent de replacer les propos de Sarkozy sur Mai 68 dans un cadre historique et théorique plus large. À méditer, même si la complaisance outrancière du propos doit imposer une certaine distance.


----------------------------------

“La première intention de la domination spectaculaire était de faire disparaître la connaissnce historique en general; et d’abord presque toutes les informations et tous les commentaires raisonnables sur le plus récent passé. (…) Le spectacle organise avec avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. Le plus important est le plus caché. Rien, depuis vingt ans, n’a été recouvert de tant de mensonges commandés que l’histoire de mai 1968. D’utiles leçons ont pourtant été tirées de quelques études démystifiées sur ces journées et leurs origines; mais c’est le secret de l’État.
En France, il y a déjà une dizaine d’années, un président de la République, oublié depuis mais flottant alors à la surface du spectacle, exprimait naïvement la joie qu’il ressentait, “sachant que nous vivrons désormais dans un monde sans mémoire, où, comme la surface de l’eau, l’image chasse indéfiniment l’image”. C’est un effet commode pour qui est aux affaires; et sait y rester. La fin de l’histoire est un plaisant repos pour tout pouvoir présent. (…)
 À toutes les sottises qui sont avancées spectaculairement il n’y a jamais que des médiatiques qui pourraient répondre, par quelques respectueuses rectifications ou remontrances, et encore en sont-ils avares car, outre leur extrême ignorance, leur solidarité, de métier et de coeur, avec l’autorité générale du spectacle, et avec la société qu’il exprime, leer fair un devor, et aussi un plaisir, de ne jamais s’écarter de cette autorité, dont la majesté ne doit pas être lésée. Il ne faut pas oublier que tout médiatique, et par salaire et par autres récompenses ou soultes, a toujours un maître, parfois plusieurs; et que tout médiatique se sait remplaçable.
 
Tous les experts sont médiatiques-étatiques, et ne sont reconnus experts que par là. Tout expert sert son maître car chacune des anciennes possibilités d’independance a été à peu près réduite à rien par les conditions d’organisation de la société présente. L’expert qui sert le mieux, c’est, bien sûr, l’expert qui ment. Ceux qui ont besoin de l’expert, ce sont, pour des motifs différents, le falsificateur et l’ignorant. (…)
 
L’autorité spectaculaire peut également nier n’importe quoi, une fois, trois fois, et dire qu’elle n’en parlera plus, et parler d’autre choses; sachant bien qu’elle ne risque plus aucune riposte sur son propre terrain, ni sur un autre. Car il n’existe plus d’agora, de communauté générale; ni même de communautés restreintes à des corps intermédiaires ou à des institutions autonomes, à des salons ou des cafés, aux travailleurs d’une seule enterprise; nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là puissent s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique, et des différentes forces organisées pour le relayer. Il n’existe plus maintenant de jugement, garanti relativement independant, de ceux qui constituaient le monde savant (…). Les hommes ressemblent plus à leur temps qu’à leur père.
 
On croyait savoir que l’histoire était apparue, en Grèce, avec la démocratie. On peut verifier qu’elle disparaît du monde avec elle.

 Il faut pourtant ajouter, à cette liste des triomphes du pouvoir, un résultat pour lui negatif : un État, dans la gestion duquel s’installe durablement un grand deficit de connaissance historique, ne peut plus être conduit stratégiquement.




--------------------------------------

Vaneigem soutient les casseurs.

Le fameux traité a gardé toute sa force. Voici reproduit l'un des chapitres les plus intenses : " L'humilitation" (il est suivi de "L'isolement" et "La souffrance"...). Pour ne pas décourager, j'ai douloureusement procédé à quelques coupes, un petit tiers, mais c'est à lire en entier. Les dix pages explosives sont ici en intégralité. ça paraît long, mais vous ne perdez pas votre temps avec cette poétique théorique de la révolte. Du gros dossier.

Accrochez-vous, c'est parti :




II

L'humiliation





Fondée sur un échange permanent d'humiliation et d'attitudes agressives, l'économie de la vie quotidienne dissimule une technique d'usure, elle-même en butte au don de destruction qu'elle appelle contradictoirement (1). - Plus l'homme est objet, plus il est aujourd'hui social (2). - La décolonisation n'a pas encore commencé (3). - elle se prépare à rendre une valeur nouvelle au vieux principe de souveraineté (4).


1



   Pas de temps mort, nulle trève entre agresseurs et agressés. Un flux de signes à peine perceptibles assaille le promeneur, non solitaire. Propos, gestes, regards s'emmêlent, se heurtent, dévient de leur course, s'égarent à la façon des balles perdues, qui tuent plus sûrement par la tension nerveuse qu'elles excitent sans relâche. Nous ne faisons que fermer sur nous-mêmes d'embarrassantes parenthèses ; ainsi ces doigts (j'écris ceci à la terrasse d'un café), ces doigts qui repoussent la monnaie du pourboire et les doigts du garçon qui l'agrippent, tandis que le visage des deux hommes en présence, comme soucieux de masquer l'infamie consentie, revêt les marques de la plus parfaite indifférence.



      Pour moi - et pour quelques autres, j'ose le croire - il n'y a pas d'équilibre dans le malaise. La planification n'est que l'antithèse du libre-échange. Seul l'échange a été planifié, et avec lui les sacrifices mutuels qu'il implique. Or s'il faut garder son sens au mot «nouveauté», ce ne peut être qu'en l'identifiant au dépassement, non au travestissement. Il n'y a, pour fonder une réalité nouvelle, d'autre principe en l'occurrence que le don. En dépit de leurs erreurs et de leur pauvreté, je veux voir dans l'expérience historique des conseils ouvriers (1917, 1921, 1934, 1956) comme dans la recherche pathétique de l'amitié et de l'amour une seule et exaltante raison de ne pas désespérer des évidences actuelles. Mais tout s'acharne à tenir secret le caractère positif de telles expériences, le doute est savamment entretenu sur leur importance réelle, voire sur leur existence. Par hasard, aucun historien ne s'est donné la peine d'étudier comment les gens vivaient pendant les moments révolutionnaires les plus extrêmes. La volonté d'en finir avec le libre-échange des comportements humains se révèle donc spontanément par le biais du négatif. Le malaise mis en cause éclate sous les coups d'un malaise plus fort et plus dense.

   En un sens négatif, les bombes de Ravachol ou, plus près de nous, l'épopée de Caraquemada dissipent la confusion qui règne autour du refus global - plus ou moins attesté mais attesté partout - des relations d'échange et de compromis. Je ne doute pas, pour l'avoir éprouvé maintes fois, que quiconque passe une heure dans la cage des rapports contraignants ne se sente une profonde sympathie pour Pierre-François Lacenaire et la passion du crime. Il ne s'agit nullement de faire ici l'apologie du terrorisme mais de reconnaître en lui le geste le plus pitoyable et le plus digne, susceptible de perturber, en le dénonçant, le mécanisme autorégulateur de la communauté sociale hiérarchisée. S'inscrivant dans la logique d'une société invivable, le meurtre ainsi conçu ne laisse pas d'apparaître comme la forme en creux du don. Il est cette absence d'une présence intensément désirée dont parlait Mallarmé, le même qui, au procès des Trente, nomma les anarchistes des «anges de pureté».

   Ma sympathie pour le tueur solitaire s'arrête où commence la tactique, mais peut-être la tactique a-t-elle besoin d'éclaireurs poussés par le désespoir individuel. Quoi qu'il en soit, la tactique révolutionnaire nouvelle, celle qui va se fonder indissolublement sur la tradition historique et sur les pratiques, si méconnues et si répandues, de réalisation individuelle, n'a que faire de ceux qui rééditeraient le geste de Ravachol ou de Bonnot. Elle n'en a que faire mais elle se condamme à l'hibernation théorique si par ailleurs elle ne séduit collectivement des individus que l'isolement et la haine du mensonge collectif ont déjà gagnés à la décision rationnelle de tuer et de se tuer. Ni meurtrier, ni humaniste ! Le premier accepte la mort, le second l'impose. Que se rencontrent dix hommes résolus à la violence fulgurante plutôt qu'à la longue agonie de la survie, aussitôt finit le désespoir et commence la tactique. Le désespoir est la maladie infantile des révolutionnaires de la vie quotidienne.

   L'admiration qu'adolescent j'entretenais pour les hors-la-loi, je la ressens aujourd'hui moins chargée de romantisme désuet que révélatrice des alibis grâce auxquels le pouvoir social s'interdit d'être mis directement en cause. L'organisation sociale hiérarchisée est assimilable à un gigantesque racket dont l'habileté, précisément percée à jour par le terrorisme anarchiste, consiste à se mettre hors d'atteinte de la violence qu'elle suscite, et à y parvenir en consumant dans une multitude de combats douteux les forces vives de chacun. (Un pouvoir «humanisé» s'interdira désormais de recourir aux vieux procédés de guerre et d'extermination raciste). Les témoins à charge sont peu suspects de sympathies anarchisantes. Ainsi, le biologiste Hans Seyle constate qu'il «existe à mesure que les agents de maladies spécifiques disparaissent (microbes, sous-alimentation...), une proportion croissante de gens qui meurent de ce que l'on appelle les maladies d'usure ou maladies de dégénérescence provoquées par le stress, c'est-à-dire par l'usure du corps résultant de conflits, de chocs, de tensions nerveuses, de contrariétés, de rythmes débilitants...». Personne n'échappe désormais à la nécessité de mener son enquête sur le racket qui le traque jusque dans ses pensées, jusque dans ses rêves. Les moindres détails revêtent une importance capitale. Irritation, fatigue, insolence, humiliation... cui prodest ? A qui cela profite-t-il ? Et à qui profitent-elles, les réponses stéréotypées que le «Big Brother Bon Sens» répand sous couvert de sagesse, comme autant d'alibis ? Irais-je me contenter d'explications qui me tuent quand j'ai tout à gagner là même où tout est agencé pour me perdre ?


2


   La poignée de main noue et dénoue la boucle des rencontres. Geste à la fois curieux et trivial dont on dit fort justement qu'il s'échange ; n'est-il pas en effet la forme la plus simplifiée du contrat social ? Quelles garanties s'efforcent-elles d'assurer, ces mains serrées à droite, à gauche, au hasard, avec une libéralité qui semble suppléer à une nette absence de conviction ? Que l'accord règne, que l'entente sociale existe, que la vie en société est parfaite ? Il ne laisse pas de troubler, ce besoin de s'en convaincre, d'y croire par habitude, de l'affirmer à la force du poignet.

   Ces complaisances, le regard les ignore, il méconnait l'échange. Mis en présence, les yeux se troublent comme s'ils devinaient dans les pupilles qui leur font face leur reflet vide et privé d'âme ; à peine se sont-ils frôlés, déjà ils glissent et s'esquivent, leurs lignes de fuite vont en un point virtuel se croiser, traçant un angle dont l'ouverture exprime la divergence, le désaccord fondamentalement ressenti. Parfois l'accord s'accomplit, les yeux s'accouplent ; c'est le beau regard parallèle des couples royaux dans la statuaire égyptienne, c'est le regard embué, fondu, noyé d'érotisme des amants ; les yeux qui de loin se dévorent. Plus souvent, le faible accord scellé dans une poignée de main, le regard le dément. La grande vogue de l'accolade, de l'accord social énergiquement réitéré - dont l'emprunt «shake hand» dit assez l'usage commercial - ne serait-ce pas une ruse au niveau des sens, une façon d'émousser la sensibilité du regard et de l'adapter au vide du spectacle sans qu'il regimbe ? Le bon sens de la société de consommation a porté la vieille expression «voir les choses en face» à son aboutissement logique : ne voir en face de soi que des choses.

   Devenir aussi insensible et partant aussi maniable qu'une brique, c'est à quoi l'organisation sociale convie chacun avec bienveillance. La bourgeoisie a su répartir plus équitablement les vexations, elle a permis qu'un plus grand nombre d'hommes y soient soumis selon des normes rationnelles, au nom d'impératifs concrets et spécialisés (exigences économiques, sociale, politique, juridique...). Ainsi morcelées, les contraintes ont à leur tour émietté la ruse et l'énergie mises communément à les tourner ou à les briser. Les révolutionnaires de 1793 furent grands parce qu'ils osaient détruire l'emprise de Dieu dans le gouvernement des hommes ; les révolutionnaires prolétariens tirèrent de ce qu'ils défendaient une grandeur que l'adversaire bourgeois eût été bien en peine de leur conférer ; leur force, ils la tenaient d'eux seuls.

   Toute une éthique fondée sur la valeur marchande, l'utile agréable, l'honneur du travail, les désirs mesurés, la survie, et sur leur contraire, la valeur pure, le gratuit, le parasitisme, la brutalité instinctive, la mort, voilà l'ignoble cuvée où les facultés humaines bouillonent depuis bientôt deux siècles. Voilà de quels ingrédients sûrement améliorés les cybernéticiens méditent d'accomoder l'homme futur. Sommes-nous convaincus de n'atteindre pas déjà à la sécurité des êtres parfaitement adaptés, qui accomplissent leurs mouvements dans l'incertitude et l'inconscience des insectes ? On fait l'essai depuis assez longtemps d'une publicité invisible, par l'introduction dans un déroulement cinématographique d'images autonomes, au 1/24 de seconde, sensibles à la rétine mais restant en deçà d'une perception consciente. Les premiers slogans auguraient parfaitement la suite à prévoir. Ils disaient : «Conduisez moins vite !», «Allez à l'église !» Or que représente un petit perfectionnement de cet ordre en regard de l'immense machine à conditionner dont chaque rouage, urbanisme, publicité, idéologie, culture... est susceptible d'une centaine de perfectionnement identiques ? Encore une fois, la connaissance du sort qui va continuer d'être fait aux hommes, si l'on n'y prend garde, offre moins d'intérêt que le sentiment vécu d'une telle dégradation. Le Meilleur des mondes de Huxley, 1984 d'Orwell et Le Cinquième Coup de trompette de Touraine refoulent dans le futur un frisson qu'un simple coup d'oeil sur le présent suffirait à provoquer ; et c'est le présent qui porte à maturation la conscience et la volonté de refus. Au regard de mon emprisonnement actuel, le futur est pour moi sans intérêt.

*

   Le sentiment d'humiliation n'est rien que le sentiment d'être objet. Il fonde, ainsi compris, une lucidité combative où la critique de l'organisation de la vie ne se sépare pas de la mise en oeuvre immédiate d'un projet de vie autre. Oui, il n'y a de construction possible que sur la base du désespoir individuel et sur la base de son dépassement : les efforts entrepris pour maquiller ce désespoir et le manipuler sous un autre emballage suffiraient à le prouver.

   Quelle est cette illusion qui séduit le regard au point de lui dissimuler l'effritement des valeurs, la ruine du monde, l'inauthenticité, la non-totalité ? Est-ce la croyance en mon bonheur ? Douteux ! Une telle croyance ne résiste ni à l'analyse, ni aux bouffées d'angoisse. J'y découvre plutôt la croyance au bonheur des autres, une source inépuisable d'envie et de jalousie qui fait éprouver par le biais du négatif le sentiment d'exister. J'envie, donc j'existe. Se saisir au départ des autres, c'est se saisir autre. Et l'autre, c'est l'objet, toujours. Si bien que la vie se mesure au degré d'humiliation vécue. Plus on choisit son humiliation, plus on «vit» ; plus on vit de la vie rangée des choses. Voilà la ruse de la réification, ce qui la fait passer comme l'arsenic dans la confiture.

   La gentillesse prévisible des méthodes d'oppression n'est pas sans expliquer cette perversion qui m'empêche, comme dans le conte de Grimm, de m'écrier «le roi est nu» chaque fois que la souveraineté de ma vie quotidienne dévoile ma misère. Certes la brutalité policière sévit encore , et comment ! Partout où elle s'exerce, les bons esprits de gauche en dénoncent à juste titre l'infamie. Et puis après ? Incitent-ils les masses à s'armer ? Provoquent-ils de légitimes représailles ? Encouragent-ils à une chasse aux flics comme celle qui orna les arbres de Budapest des plus beaux fruits de l'A.V.O. ? Non, ils organisent des manifestations pacifiques ; leur police syndicale traite de provocateurs quiconque résiste à ses mots d'ordre. La nouvelle police est là. Elle attend de prendre la relève. Les psychosociologues gouverneront sans coups de crosse, voire sans morgue. La violence oppressive amorce sa reconversion en une multitude de coups d'épingle raisonnablement distribués. Ceux qui dénoncent du haut de leurs grands sentiments le mépris policier exhortent à vivre déjà dans le mépris policé.

   L'humanisme adoucit la machine décrite par Kafka dans La Colonie pénitentiaire. Moins de grincements, moins de cris. Le sang affole ? Qu'à cela ne tienne, les hommes vivront exsangues. Le règne de la survie promise sera celui de la mort douce, c'est pour cette douceur de mourir que se battent les humanistes. Plus de Guernica, plus d'Auschwitz, plus d'Hiroshima, plus de Sétif. Bravo ! Mais la vie impossible, mais la médiocrité étouffante, mais l'absence de passions ? Et cette colère envieuse où la rancoeur de n'être jamais soi invente le bonheur des autres ? Et cette façon de ne se sentir jamais tout à fait dans sa peau ? Que personne ne parle ici de détails, de points secondaires. Il n'y a pas de petites vexations, pas de petits manquements. Dans la moindre éraflure se glisse la gangrène. Les crises qui secouent le monde ne se différencient pas fondamentalement des conflits où mes gestes et mes pensées s'affrontent aux forces hostiles qui les freinent et les dévoient. (Comment ce qui vaut pour ma vie quotidienne cesserait-il de valoir pour l'histoire alors que l'histoire ne prend son importance, en somme , qu'au point d'incidence où elle rencontre mon existence individuelle ?) A force de morceler les vexations et de les multiplier, c'est à l'atome de réalité invivable que l'on va s'en prendre tôt ou tard, libérant soudain une énergie nucléaire que l'on ne soupçonnait plus sous tant de passivité et de morne résignation. Ce qui produit le bien général est toujours terrible.


3


   Le colonialisme a, des années 1945 à 1960, pourvu la gauche d'un père providentiel. Il lui a permis, en lui offrant un adversaire à la taille du fascisme, de ne pas se définir au départ d'elle-même, qui n'était rien, mais de s'affirmer par rapport à autre chose ; il lui a permis de s'accepter comme une chose, dans un ordre où les choses sont tout ou rien.

   Personne n'a osé saluer la fin du colonialisme de peur de le voir sortir de partout, comme un diable de sa boîte mal fermée. Dès l'instant où le pouvoir colonial s'effondrant dénonçait le colonialisme du pouvoir exercé sur les hommes, les problèmes de couleur et de race prenaient l'importance d'une compétition de mots-croisés. A quoi servaient-elles, les marottes d'antiracisme et d'anti-antisémitisme brandies par les bouffons de la gauche ? En dernière analyse, à étouffer les cris de nègres et de Juifs tourmentés que poussaient tous ceux qui n'étaient ni nègres ni Juifs, à commencer par les Juifs et les nègres eux-mêmes ! Je ne songe évidemment pas à mettre en cause la part de généreuse liberté qui a pu animer les sentiments antiracistes dans le cours d'une époque assez récente encore. Mais le passé m'indiffère dès l'instant où je ne le choisis pas. Je parle aujourd'hui, et personne, au nom de l'Alabama ou de l'Afrique du Sud, au nom d'une exploitation spectaculaire, ne me convaincra d'oublier que l'épicentre de tels troubles se situe en moi et en chaque être humilié, bafoué par tous les égards d'une société soucieuse d'appeler «policé» ce que l'évidence des faits s'obstine à traduire policier

   Je ne renoncerai pas à ma part de violence.

   Il n'existe guère en matière de rapports humains d'état plus ou moins supportable, d'indignité plus ou moins admissible ; le quantitatif ne fait pas le compte. Des termes injurieux comme «macaque» ou «bicot» blesseraient-ils plus profondément qu'un rappel à l'ordre ? Qui oserait sincèrement l'assurer ? Interpellé, sermoné, conseillé par un flic, un chef, une autorité, qui ne se sent, au fond de soi et avec cette lucidité des réalités passagères, sans réserves «youpin, raton, chinetoque» ?

   Quel beau portrait-robot nous offraient du pouvoir les vieux colons prophétisant la chute dans l'animalité et la misère pour ceux qui jugeraient leur présence indésirable ? Sécurité d'abord, dit le gardien au prisonnier. Les ennemis du colonialisme d'hier humanisent le colonialisme généralisé du pouvoir; ils s'en font les chiens de garde de la manière la plus habile qui soit : en aboyant contre toutes les séquelles de l'inhumanité ancienne.

   Avant de briguer la charge de président de la Martinique, Aimé Césaire constatait dans une phrase célèbre : «La bourgeoisie s'est trouvée incapable de résoudre les problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance : le problème colonial et le problème du prolétariat.» Il oubliait déjà d'ajouter : «car il s'agit là d'un même problème dont on se condamne à ne rien saisir dès l'instant où on les dissocie».




(Ecrit il y a plus de 40 ans...)

Publié dans Lire

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
R
Ok sur l'idée qu'il faut ptet pas inviter "les masses" à s'armer. Il dit ça pour le style je pense, pour trancher face aux réformistes. Mais il n'inviterait pas au suicide collectif qd même. (Encore qu'il précise à juste titre qu'il vaut mieux mourir debout que vivre à genoux...)Trop fort la réponse de Foucault. D'ailleurs, la trajectoire de Beni Levy donne raison à Michou... Il n'a jamais cassé le bâton, juste changé le nom selon les contextes de sa vie.On connaît le résultat, on connaît...Par contre je serais moins optimiste que toi sur certains pseudo-anars violents. Chez les Blocs, en effet le niveau de conscience est très élevé, et ils connaissent bien mieux que moi les limites de leurs actions. Mais chez les "anti-fa" ou les Red Skin, alors là... On a vraiment à faire à des gamins, fascinés par la baston (et qui ne se battent même pas tant que ça, car leur rage est artificielle), qui passent du stade à la politique, qui dégagent la même chose que les skins pas red. Sans verser dans le légitimisme méprisant, t'as bien une part des totos violents qui eux, nous méprisent, traitent les mecs aux dreads locks de tapettes, boivent des littres de bière en hurlant virilement que les fascistes l'auront dans l'cul...Ils font ce qu'ils veulent, mais ces gamins (c'est toujours des mecs, ou des filles-mecs), peu politisés malgré leurs tatouages, font qd même un peu chier dans des AG ou des actions de part leur agressivité méprisante à l'égard des autres. Ils cherchent rarement à construire avec des gens différents d'eux, ils font plutôt les malins devant leurs potes.Et tu ne les verras jamais décider d'une action de casse symbolique hors d'un mouvement, comme peuvent le faire des Blocks. (Décider à 12, une nuit en semaine d'éclater une banque.) Ces gamins se contentent de s'agglutiner qd il se passe quelque chose pour se faire tapper par des CRS  aussi cons qu'eux. D'ailleurs ils doivent agacer ceux qui théorisent leurs actions, car les mous de l'UNEF ne font pas trop la différence.En interne, on peut donc être critique, sincère, face aux pseudo cogneurs.Mais s'ils se font arrêter dans un mouvement politique, gamins virilistes ou pas, je suis résolument solidaire.Après, s'ils se font arrêter pour avoir tabasser un faf qui leur ressemble, là... Je suis juste solidaire dans la mesure où je suis opposé à la prison en général, et que tout détenu a besoin d'aide, mais c'est tout. Qu'ils se disent anar ou pas, ne doit pas générer un surplus de solidarité à la con. Des fafs qui se font arrêter pour avoir tabasser un red, méritent le même soutien contre la prison, me semble-t-il. Il n'y a pas de méchant ou de gentil, c'est tous des gamins qui ont des problèmes psychologiques (générés par cette société de tarés), et qui les payent en prison, ce qui nous révolte dans les cas.
Répondre
L
Merci beaucoup pour ces deux textes revivifiants. J'aime beaucoup la sensibilité de Vanegheim à toutes ces petites blessures, à toutes ces humiliations et ces malaises, face auxquels on renvoie habituellement l'individu à lui-même. Il nous rappelle à juste titre l'intolérable que ces souffrances banalisées contiennent. Il nous rappelle qu'il ne faut pas s'arrêter à la vision d'un pouvoir répressif physiquement, mais qu'il faut approfondir au niveau d'un pouvoir produisant ces conditions de non-vie, ces petitesses d'existence, ces retenues, ces hésitations, ces regards isolés et empreints de désespoir quotidien. Je pense qu'il est quand même important de pointer du doigt ce que je considère être une erreur chez Raoul : devons-nous inciter les masses à s'armer? Devons nous susciter des représailles, ausi légitimes qu'elles puissent sembler? Je ne suis pas d'accord. Les représailles légitimes, la logique du Talion, la Justice Populaire, je m'y oppose. ça me rappelle d’ailleurs un entretien entre Foucault et les Maos sur la justice populaire. Les partisans de la gauche prolétarienne disent (Benny Levy) : «Au premier stade de la révolution idéologique, je suis pour le pillage, je suis pour les « excès ». Il faut tordre le bâton dans l'autre sens, et l'on ne peut pas renverser le monde sans casser des oeufs... » et Foucault de répondre : « Il faut surtout casser le bâton… ».  <br /> D’autre part (oui oui il n’y a pas eu de « d’une part » je sais) cette forme de vengeance reproduit un ordre idéologique, celui de la justice, de la loi, et de l’ordre (idée d’un équilibre rétabli grâce à la mort vengeresse de qq policiers). Foucault explique ainsi que : « la révolution ne peut que passer par l'élimination radicale de l'appareil de justice, et tout ce qui peut rappeler l'appareil pénal, tout ce qui peut en rappeler l'idéologie et permettre à cette idéologie de s'insinuer subreptiscement dans les pratiques populaires doit être banni ». <br /> Enfin, je voudrais revenir sur l’argument parfois employé contre l’utilisation de la violence (qu’il faut cependant continuer à discuter intelligemment) : on trouverait dans la violence et dans son « fétichisme » au sein des groupes anarchistes ou d’extrême-gauche, l’expression d’un virilisme exacerbé. Je pense que c’est fortement discutable, dans le sens où cela pose l’acte violent comme étant une qualité masculine (avec l’expression vers l’extérieur d’une tension..) et présuppose d’une nature féminine douce et introvertie. Je ne ressens pas cette violence comme une manière de montrer « qui a des couilles » et qui n’en a pas. Mais je peux me tromper. On pourrait aussi voir dans ces violences qui surgissent dans des manifestations, l’expression d’une spontanéité « hystérique » toute (prétendument) féminine. Un acte de non-raison, un peu « instinctif », « naturel » et qui correspondrait donc plus à la présupposée nature féminine. La lecture de ces actes en termes de sexe/genre me paraît donc limitée… On peut présupposer que des militants anarchistes n’ayant à la bouche que « anti-racisme, anti-fascisme et anti-sexisme » ont une certaine distance face aux rôles typiquement masculins (même si cela n’exclut pas la reproduction d’une certaine domination masculine à l’intérieur même des cercles militants « conscientisés »). Après des personnes de quartiers populaires sont peut-être moins sensibilisées aux questions féministes, et reproduisent peut-être une logique de compétition viriliste. <br />  
Répondre
G
Des textes de Debord et Vaneigem (ainsi que d'autres situs et apparenté-e-s) se trouvent ici dans leur intégralité:http://infokiosques.net/theme.php3?id_mot=15Bonne lecture !
Répondre
R
Personnellement, je trouve l'extrait de Debord moins stimulant, comme le personnage d'ailleurs. Mais bon, question d'affinités, et je ne prêche pas pour un saint. Sur l'histoire, Vaneigem dit ceci :" Une analyse des insurrections passées et présentes, qui s'exprime hors de la volonté de reprendre la lutte avec plus de cohérence et d'efficacité, sert fatalement l'ennemi, elle se range dans la culture dominante. On ne peut parler opportunément des moments révolutionnaires sans les donner à vivre à brève échéance. Simple critère pour marquer les penseurs errants et tintinnabulants de la gauche planétaire. "
Répondre